TU M'AS DONNÉ TON POT À BINES (LETTRE À MA GRAND-MÈRE)

2022
Vidéo 4k avec son stéréo. 8min51sec
PROJET LIÉ
Voir Baratter les sols pierreux
EXPOSITIONS
Voir Goldsmiths MFA Interim Show (2022) Goldsmiths à Londres UK
Voir Future_After (2022) avec Hypha Studios à Londres UK
CRÉDITS

Performeuse, narration, son, montage, caméra: Anouk Verviers
Caméra à main levée: Hsiao-Chien Chiu

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Transcription de la narration de la vidéo:

Tu m’as donné ton pot à bines centenaire. Je ne l’avais jamais vu avant, mais tu savais que j’étais attachée à ces traditions-là que j’ai jamais connues parce que je suis trop jeune. Peut-être parce que ces gestes-là me faisaient sentir plus proche de toi. Je cuisine encore le ragoût de pattes de cochon chaque Noël.

Tu m’as raconté comment enfant tu l’amenais au boulanger, rempli de bines prêtes à cuire. Comment le boulanger prenait les pots de tout le village dans son four toute la nuit. Il devait alimenter le feu pour que le four soit assez chaud pour la cuisson du pain au matin. Le lendemain, ta mère te chargeait d’aller acheter du pain et de ramener les bines.

C’est ta génération qui a mis fin à ces gestes-là collectifs. Vous étiez ivres d’avoir assez de moyens pour vous en acheter chacun un. Vous preniez le territoire pour acquis, parce que vous aviez des terres. Ma génération ne va jamais posséder autant de terres. Mais je comprends. Vous avez été élevés dans la survie. À cultiver pour nourrir sa propre famille. Faque vous avez pris les jobs, et vous avez acheté chacun votre four.

Quand je me suis rendue dans cette ville-là, une heure au sud d’où je suis née et deux heures de ton village, J’ai raconté ton histoire de bines. Ils m’ont parlé de beurre. De comment le beurre était fait par les femmes sur chaque ferme. La femme était responsable de prendre soin des vaches, de les traire, de récolter la crème, la baratter, laver le beurre, le mouler, et l’étamper avec sa propre étampe. Elle vendait les briques de beurre que sa famille mangeait pas et gardait l’argent.

Des beurreries sont apparues partout sur le territoire. Les cultivateurs apportaient leur lait à ces fabriques-là pour qu’il soit transformé en beurre. On a voté une loi qui interdisait à quiconque ne détenait pas de diplôme d’agronome d’ouvrir ou de faire fonctionner une beurrerie. Les femmes étaient pas admises dans les écoles qui décernaient ces diplômes-là.

On nous présentait les beurreries comme un moyen de se regrouper pour finalement recevoir la part de richesse qui nous revenait. C’est de cette façon-là que ta génération en a toujours parlé : comme un conte d’empowerment. Mais je ne peux plus oublier que ça s’est construit sur une campagne d’oppression des savoirs féminins et de l’indépendance des fermières. Et comment c’est un jeu qu’on pouvait seulement jouer sous des règles coloniales.

En lisant les archives je pensais à comment tu avais choisi de marier le seul fils de cultivateur du village qui voulait se sortir de ça à tout prix. De plus jamais traire de vaches. Je pensais à comment c’était ta façon de t’éloigner de ce poids-là de cultiver la terre pour survivre et d’en vendre le produit au prix le plus bas possible, même si ça voulait dire que tu étudierais pas à l’université et que tu travaillerais jamais alors que t’aurais voulu.

Je peux pas te parler de tout ça. Je peux seulement me demander ce que tu m’aurais répondu. Tu as grandi dans ce village-là, t’as quitté pour la ville, mais t’es revenue dès que t’as pu. Malgré ça, vous répétiez constamment comment vous étiez reconnaissantes de ne plus dépendre de la communauté. Parce que, pour vous, faire quelque chose collectivement finissait toujours par être une partie de commérage et une lutte de pouvoir pour savoir qui allait imposer sa façon de faire. J’ai absorbé tout ça sans trop savoir et j’ai fini par avoir peur des projets collectifs pendant tellement longtemps.

Maintenant, je pense savoir que ces ressources collectives là avaient un sens différent pour ta génération que pour la nôtre. Cuire vos bines dans le four communautaire c’était un échec. Une incapacité à mettre sa famille confortable. La preuve qu’on était pauvres. Pour nous, une cuisson dans un four communautaire c’est une victoire contre un système économique qui nous divise, nous oppresse et nous isole. Un système que vous avez contribué à renforcer sans le savoir parce que vous avez vu la génération qui vous a précédé s’épuiser dans le travail de la terre.

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